dimanche 4 octobre 2009

Vendredi 11 septembre 2009. Le départ






On croit aborder un bateau, mais c’est une mer de voitures dans laquelle on se noie d’entrée. Des Fords, des Toyota, des Volvo, des Wolkswagen par milliers pour des petits souliers italiens, grecs, turcs, chypriotes, israéliens, égyptiens… Il est 16h sur le quai 22, port de commerce de Salerne, Italie. Cette nuit, le Gran Bretagna largue les amarres. Cette nuit, je m’embarque avec Cathy sur un parking souterrain flottant. Pour une portion de route seulement. La Méditerrannéenne, qui passe par Le Pirée, Izmir, Limassol, Alexandrie et Ashdod, quand le Gran Bretagna poursuivra ensuite le long de toute l’Europe côtière : Portugal, Irlande, Angleterre, Belgique, Danemark, Suède.

Un ballet de roulier




Rien à voir avec les porte-conteneurs d’Anvers (http://celineauchercargo.blogspot.com/).

Ici, pas besoin de grues gigantesques. Sur le Gran Bretagna, le colis est presque léger. Il bouge tout seul, conduit par des matelots et des dockers qui montent à plusieurs dans des vans pour redescendre chacun à bord d’une automobile, neuve dans la plupart des cas, sans plaque d’immatriculation. Un drôle de ballet. Un ballet de roulier, ces cargos mixtes qui embarquaient marchandises et passagers autrefois. Avant la banalisation de l’avion. Aujourd’hui, sur le Gran Bretagna, on ne peut qu’être douze en plus des marins. Son nom est trompeur. C’est un italien, de la compagnie Grimaldi. Origine ? Palermo disent les bouées de sauvetage. « Naples », dit Franco, le steward à bord. Mensurations : 183 mètres de long, 32 mètres de large, 50 mètres de haut.

La côte des sirènes






Nous partons de la côte amalfitaine, le versant sud de la péninsule de Sorente. Là où Ulysse a donné des boules quiès à ses marins et s’est attaché au mat pour ne pas succomber au chant des sirènes. C’était au large de Positano, village accroché au-dessus des flots, à flanc de rocher. Heureusement, aujourd’hui, il y a le GPS, peu sensible aux vocalises, seraient-elles mythiques. Et si l’on meurt ici ? « Le jour du Jugement, pour les Amalfitains qui iront au paradis, sera un jour comme les autres ». C’est Renato Fuccino, un écrivain italien qui l’a dit en 1878.

Dirait-il la même chose aujourd’hui devant le spectacle du port de Salerne ? Il faut aimer la poésie qui se dégage des conteneurs empilés au coucher du soleil, des grues qui se détachent des collines, des machines, de l’asphalte et des hommes en bleu.

Le ventre de la baleine




En bas, sur le quai, il est interdit de prendre des photos. En bas, c’est le ventre de la bête. On se sent comme Jonas avalé par la baleine. Il faut remonter dans les entrailles de ce mamifère de métal : prendre l’ascenseur au pont 3 - le niveau de la terre - pour remonter au pont 10. Là où il y a les cabines, la cantine des simples matelots et le mess des officiers. Jonas est resté trois jours dans le ventre de l’animal. Nous y resterons un peu plus. Deux semaines environ, peut-être plus, peut-être moins. C’est la loi du fret à laquelle le passager d’un cargo doit se soumettre. Poids au départ : 7439 tonnes, 2943 voitures. Les hommes et les femmes sont-ils compris ?

Les départs sont lents en cargo




20h, la nuit tombe. Le vent souffle fort sur le pont. Un vent qui vient de la terre et emporte avec lui les transats laissés à l’abandon sur le pont. On a déjà mangé. A 18h, l’heure du dîner pour les passagers. On est sept à partir de Salerne. Je partage une cabine avec Cathy, un lit superposé comme quand on est petits. Notre cabine n’a pas de hublots. Heureusement, on n’est pas clausros. On côtoie Patricia, une Américaine de Richmond, embarquée à Southampton, Marie-Josée, une Française de Bordeaux, et une famille de trois nordiques.

Les départs sont lents en cargo. Il faut enlever les cordes une à une, attendre les vedettes du port chargées de guider la baleine vers la pleine mer, manœuvrer délicatement entre les quais et les autres navires. Au-dessus de nos têtes, la nuit et les étoiles.


21h, on largue les amarres. Sur le pont côté mer, il fait bon.

Samedi 12 septembre




On a passé le détroit de Messine dans la nuit. A 8h30, on n’aperçoit plus que la silhouette des côtes siciliennes. La mer est d’huile. On ne risque pas de vomir le petit déjeuner.


Il y a un pont au-dessus du numéro 10. C’est le 11 forcément. Avec des voitures qui crament sous le soleil et, devant, le bridge, la passerelle, la cabine de pilotage. « C’est là qu’on a la meilleure vue », lance Francesco de Rosa, le commandant de bord. « Tu veux un café ? ». C’est la première question adressée à celui ou celle qui franchit cette porte. Une question que les matelots, peu importe leur grade, n’oublient jamais de poser.

Sur une carte, il y a un trait tracé au crayon à papier. Un trait bien droit qui traverse la mer ionienne jusqu’à la pointe sud du Péloponèse, passe par le détroit de « Elafonisou » au large de Cythères, avant de remonter vers le Pirée à travers la mer Egée. « Il y a beaucoup de bateaux avec des passagers dans ce coin, c’est plus compliqué de naviguer », dit Daniele. Daniele est deck cadet, en formation pour devenir officier. Comme Anna, la seule femme d’équipage. Ils sont 27, dont sept Philippins, un Roumain et des Italiens. A bord, ils sont 11 officiers.


Florence guette avec ses jumelles. Il vient des Philippines. Un pays qui donne beaucoup à la marine marchande. « Able seaman », c’est son titre. Littéralement, un matelot capable… Capable de quoi ? « The opposite of disable», se marre Florence. Le contraire d’handicapé.


A côté de la porte des toilettes, la vierge et son rejeton veillent sur eux. Et sur nous par la même occasion.

Franco, steward charmeur et débordé



Dans notre cabine, Franco a déjà fait le lit, plié les serviettes de bain. Il a laissé sa femme sur le quai. Comme à chaque fois. Sa Pénélope habite sur les pentes du Vésuve. Là-bas, dans les terres au-dessus de Pompéi. On le devine déjà : Franco est notre mère à tous. Il parle italien, donc beaucoup avec ses mains.

Franco, c’est l’Italien charmeur dans toute sa splendeur. Napolitain, corrigerait-il. Celui qui ouvre les bras en criant « bella » à l’autre bout du couloir quand il nous aperçoit. Qui nous poursuit de ses incantations à « mangare, mangare » pour peu qu’on le croise 10 minutes avant l’heure du repas. On est à peine parties que c’est déjà devenu un rituel.

Le sien est une course contre la montre permanente. Car Franco court partout, au service des officiers, au service des passagers, plus ou moins nombreux selon les traversées.

On le voit passer la serpillère dans un couloir, repasser les chemises des officiers dans une salle, servir les pastas au mess. Il plie même les tee-shirts de Cathy et le pyjama de Marie-Josée ! « C’est pour ça que je garde la ligne », dit-il en rigolant. Et aussi parce qu’il fait des altères dans la salle de gym. « Devinez mon âge ? » « Cinquanta cinque », répond Cathy. Franco en a 60. Dont 37 sur les bateaux de Grimaldi.


Huit mois par an, 14 heures par jour. De 6h du matin à 14h, de 16h à 22h. Pour 2.700 euros par mois, « seulement les mois où je travaille. On ne gagne pas beaucoup ici. » Avant, il était steward sur les navires de passagers. « Grimaldi en avait trois. Ça s’est arrêté en 1998. Il n’y a plus que des cargos aujourd’hui. » Beaucoup moins de passagers, mais « multo laboro » pour Franco, seul steward à bord qui regrette les années passées.

"Are you free this afternoon?"





Nous, on profite. En short et marcel sous le ciel bleu de septembre. L’oisiveté n’est pas mer de tous les vices. Elle permet de profiter. D’écouter le chant des vagues qui s’écrasent en douceur sur les flancs du vaisseau. Dans le vent, sous le coup du roulis, les paupières se ferment irrémédiablement. On est sur loin de tout. Sauf du bleu. Et on dort comme des bienheureux. Matin, après-midi, soir… Le cargo oblige au repos, force le passager à lâcher prise avec les obligations terriennes. Parce qu’il n’y a rien d’autre à faire. Glander beaucoup et penser un peu.

Alors forcément, la question de Gilbert, second mate, surprend. « Are you free this afternoon ? » Cet après-midi, il doit nous expliquer les règles de sécurité sur le navire. « Tu lui as pas dit que tu devais d’abord consulter ton agenda », se marre Cathy.

Gilbert est le seul officier philippin à bord. C’est son deuxième contrat de 6 mois avec Grimaldi. Entre les deux, il rentre deux mois à Manille. Là où vivent sa femme et ses deux filles. Là où se décide son affectation après chaque période de vacances.


Ce soir, on change d’heure. On recule nos montres d’une heure pour être en phase avec la Grèce. A 21h43, il est 22h43. On se couche en se disant qu’on se lèvera à l’aube pour admirer les côtes du Péloponnèse.

Le problème, c’est qu’on dort comme des sacs. On n’entend pas le réveil qui fait cui-cui sur le téléphone portable.

Dimanche 13 septembre





On a raté Cythère. A 7h on est déjà au large de l’île de Parapola. On croise des bateaux et des îlots rocheux. Surtout, on croise le soleil à son réveil. Une boule rouge, une bille qui fait languir ses admirateus avant de bondir brusquement du fond de la mer Egée. On se croirait au cinéma, sauf que c’est vrai. Sur l’appareil photo, c’est tout petit. A l’oil nu, c’est déjà plus gros. Sur les jumelles du bateau, c’est énorme.

Emmanuele, le third mate au commandes, m’autorise à monter sur le le « toit » du navire accompagnée de Florence. Le dernier étage du bateau où tournent les radars. On y accède par une échelle. Vue panoramique sur le Gran Bretagna chargé de bagnoles.


Marie-Josée me cherche. Dans les pages du Quid qu’elle a arrachées avant de partir, elle a retrouvé le pasage sur Cythère. Là où Ulysse a essuyé une tempête. Avant que ses marins soient rendus amnésiques par les fleurs de lotus avalées sur l’île. On est proches de l’île des Cyclopes. Mais même à l’aide de jumelles, Florence ne les a jamais vus.

Le Pirée, le silence du dimanche




10h30. On voit Athènes tout droit, des côtes de tous les côtés. Entre l’île d’Egine et le continent, la circulation à voile et à moteur est si intense qu’on se croirait à l’aube d’une bataille navale.

Francesco allume une clope. Anna nous propose un café. Une mouette s’est posée sur la pointe du navire. Un pilote du Pirée s’est posé à bord pendant le repas sans que l’on soupçonne quoi que ce soit. Il est grec. Ça se voit au kolomboï qu’il triture dans tous les sens.

Tout autour, ce sont des montagnes pelées, grillées par le soleil. Et dans le port du Pirée, c’est le silence. C’est magique. C’est dimanche. La maladie du « travailler plus pour gagner plus » n’a pas encore contaminé toute l’Europe. Ce n’est que demain que le Gran Bretagna pourra se délester d’une partie de sa cargaison. Pour nous, ça veut dire une longue escale à Athènes.

Le paysage est comme le vent, gratuit







Mais pour débarquer, il faut attendre la police, la vérification des passeports. Les Européens sortent avant tout le monde. Mais ce n’est pas parce qu’on est européen qu’on sait où l’on est. Le port du Pirée, c’est grand. Pou iné para kalo ? « Oikonio », nous marque sur un bout de papier un vieux grec à la sortie du bateau. Il habite un conteneur et nous indique comment passer à travers les grilles pour rejoindre l’arrêt de bus. J’ai un vague plan du Quid imprimé. Avec les quartiers phares d’Athènes : Omonia, Plaka, l’Acropole…


Aujourd’hui pas de sieste. Aujourd’hui, on rompt avec la monotonie du bateau pour se jeter dans la grande ville, sa foule, ses bruits de circulation. Ses touristes surtout. Plaka, avec ses boutiques de souvenir en toc, ses casques grecs et ses statues en plastiques, ses restaurants et cartes postales. Plaka fait presque regretter d’avoir quitté le navire. Qu’est-ce qu’on peut faire à Athènes en une journée ? L’Acropole, son Parthénon et ses temples, beaux restes de la cité grecque. Mais c’est comme le bateau : c’est beau quand on prend de la distance avec les choses. Le nez sur l’Acropole, on ne voit presque que des échaffaudages. C’est de loin que le monument est le plus beau. Il faut marcher sous les pins et les cyprès jusqu’à la colline de Philipappos, passer des chiens endormis au bord des chemins. De là haut, on voit le Pirée devant, les Propylées derrière. Et Athènes tout autour. Là, le paysage est comme le vent : gratuit. On retraverse des vieilles pierres, celles de l’agora, avec ses colonnes et ses statues décapitées. Retour à l’usine touristique de Plaka.

La galère pour rentrer à bon port


« Vous pouvez dormir à l’hôtel », nous a dit le commandant. On ne part que demain « early in the afternoon ». Mais ça ne nous viendrait pas à l’idée. Il y a le métro qui nous ramène au Pirée. Sur la carte, ça a l’air proche du bateau. En vrai, c’est très loin. Une demi-heure de marche de nuit en longeant le port des ferries. Pas de Gran Bretagna à l’horizon. Il est 22h, on est mortes. La route se transforme en autoroute. Heureusement, en short et en basket, on ne peut pas nous confondre avec les péripatéticiennes qui arpentaient les rues en bas de l’Acropole. On ressemble plutôt à des decathlon women. Devant, il y a un tunnel. La loose. Mais un feu qui permet de poser des questions aux automobilistes. « Para kalo, Oikonio ? » Une famille nous dit de monter. La preuve que rien n’est jamais perdu. On ne le sait pas assez : il y a toujours des gens prêts à nous aider. Le fils parle anglais. On passe des aqueducs, des tunnels, des trucs à éviter quand on est piétons. On se paume. Le père appelle un ami. On se trouve, finalement.


22h30 La silhouette massive du Gran Bretagna s’impose devant nous. On se sent comme E.T. à la fin du film. Maison.

Lundi 14 septembre





Il a plu toute la nuit. Le pont est mouillé. Il a plu aussi en Italie. Deux morts à Naples, nous dit Franco. La maison du cuisinier a été inondée. Je n’ai rien entendu.


Marie-Josée est rentrée vers 23h. Son taxi a tourné avant de trouver le port. Il ne croyait pas l’histoire du passager sur un bateau de commerce. Deux fois, il l’a amenée à un ferry. On a bien fait de demander au vieux grec du port dans quelle partie du Pirée on a accosté. Ce matin, la porte de son conteneur est fermée avec un cadenas. Des fleurs en plastique apparaissent derrière la vitre. Au-dessus, il y a deux panneaux solaires et une antenne télé. Dedans, j’ai vu un lit. Une drôle de maison sur laquelle apparaissent les lettres AQUARIUS.


Des chiens courent en aboyant derrière les camions. Les chiens du Pirée sont excités quand ceux d’Athènes pioncent toute la journée. L’activité a repris sur le port. Chargement, déchargement. Un Grec me demande quelque chose que je ne comprend pas. Il me montre la sortie à travers les grilles, un dédale déjà expérimenté hier. Je dessine l’Aquarius, pour savoir qui est ce bonhomme qui habite dans un conteneur. On me montre un bateau. Aquarius 2000. Dessus, un autre Grec parle deux mots d’anglais. Le vieux type est le gardien du port.

Un repas de communion deux fois par jour


10h. Sur le pont 10, il ne reste que quelques voitures. La lessive est terminée. Le linge blanc est ressorti jaune de la machine à laver. Mes tee-shirts petit bateau sont devenus sépia sur le gros bateau.

On ne sait pas quand on part. 16h, peut-être 18h. Marie-Josée s’est fait mordre par un chien sur le port. Franco revient avec un sac du supermarché. Il y a un duty-free à 10 minutes de marche. Il a acheté une poupée Barbie pour ses petits-enfants et des gaufrettes pour nous. Pas l’inverse heureusement.


On dort et on mange. Trop. A 7h30, 11h et 18h. Des pastas en hors d’œuvre, du poisson, des boulettes de viande ou un ragout de boeuf. De la pizza sur la table à tous les repas. Un repas de communion deux fois par jour. C’est peut-être ça qui nous scotche. On nous nourrit comme si on allait nous passer au barbecue à la fin du voyage. Ils nous gavent comme des oies. Franco, mais aussi Giusepe le cuisinier qui se pointe après diner avec des carrés de chocolat.

Renouer avec son potentiel contemplatif



Roman se jette dessus. Roman, c’est notre mascotte, un gamin qui s’emmerde sur le bateau, le fils du couple nordique. Il a trouvé des missiles. Pas à bord, sur le quai, là-bas. « Comme dans James Bond ? », je lui demande. « C’est qui James Bond ? », il me répond. Ça doit être ça le fossé des générations. Il a une game-boy, saute sur les canapés, pose des questions, veut jouer. Pas facile d’avoir 10 ans sur un cargo. Il veut une connexion internet et un ordinateur, pas un transat et un bouquin.

Encore moins une clope. Cathy fume moins depuis qu’elle est sur le bateau. Elle se marre : « J’ai l’impression de trop fumer parce que je fais rien entre deux cigarettes ». Cathy a des cheveux blancs. C’est sans doute pour ça qu’elle est philosophe. Elle me sort des phrases du genre : « Tu crois qu’on va être capable de retravailler ? On fait de grosses nuits et on passe notre temps à buller entre deux siestes. »

Elle veut renouer avec son « potentiel contemplatif ». Mais encore faut-il pouvoir ouvrir les yeux. Le bateau, c’est le contraire de la fusée. Le cosmonaute vit en apesanteur. Le passager du cargo est scotché sur un canapé, un transat, un lit. Comme si une force mystérieuse le retenait à l’horizontale. Est-ce que le roulis emmène au paradis ? Est-ce que, tout simplement, on récupère ?


18h30. On ne s’en rend pas compte, mais on largue les amarres pour Izmir.